les heures d'Etienne Chevalier

Lroman es Heures d’Étienne Chevalier, telles que nous les révèlent les miniatures subsistantes, représentent à la  fois l’apogée de l’art de Jean Fouquet en tant qu’enlumineur et une des merveilles de l’art occidental. Génie incomparable du XVème siècle, Jean Fouquet avait la capacité exceptionnelle de synthétiser la vision, elle-même féconde, des artistes qui étaient ses contemporains, en France, en Flandre et en Italie ; bien au-delà de cette synthèse, il excellait dans la pratique d’un art différent. Les quarante miniatures provenant des Heures d’Étienne Chevalier, conservées au musée Condé, sont une somme inépuisable de son inventivité et de la fraîcheur avec laquelle il interprète des thèmes traditionnels. Rendue sur une échelle étonnement petite, la subtilité de l’art de Fouquet est multiforme. Elle réside dans la monumentalité qu’il sait instaurer dans l’équilibre de ses compositions, comme dans son emploi d’une perspective diffuse et adoucie. Ses vues de Paris, si bien intégrées dans le récit, ses paysages de la vallée de la Loire, fondus en tons dégradés, la vérité quotidienne des scènes, l’humanité des personnages, concourent à créer une qualité d’ineffable spiritualité, de solennité éternelle, quasiment indéfinissable.

J ean Fouquet, natif de Tours vers (1415-1480), et Étienne Chevalier, né à Melun vers (1410-1474), appartenant exactement à la même génération, évoluèrent dans les mêmes entourages et se distinguèrent l’un et l’autre par leurs talents variés et peu communs. Jean Fouquet avait comme clients les membres de la plus haute aristocratie, à Tours et à Paris, pour lesquels il a réalisé des portraits, des retables, des miniatures, des cartons de tapisserie ou de vitrail, et bien d’autres œuvres encore. Étienne Chevalier mena une carrière très diversifiée de notaire et de secrétaire du roi, d’ambassadeur et de trésorier sous Charles VII et Louis XI. Il est difficile de mesurer à quel point les Heures d’Etienne Chevalier sont l’expression d’une amitié et d’une complicité entre le peintre et le trésorier puisque très peu de livres d’heures peints par Fouquet ont survécu. Néanmoins, la personnalisation des images est frappante, non seulement par la présence manifeste des marques de propriété, les chiffres « EE » ou le nom d’Étienne, qui reviennent à chaque feuillet, mais aussi par un jeu de références et d’allusions subtiles à Paris et à ses édifices, à Bourges, à Charles V et, bien sûr, à saint Etienne.

L a réalisation du manuscrit est située traditionnellement dans les années 1450, temps fort pour le royaume, pour Jean Fouquet comme pour Étienne Chevalier. C’est en 1452 que ce dernier est nommé trésorier de France, et c’est également l’année de la mort accidentelle de sa femme Catherine Budé. En effet, Étienne seul est représenté dans le manuscrit. On suppose que le manuscrit a été achevé avant 1461, date de la mort de Charles VII, qui est portraituré comme le premier Roi mage dans l’Adoration.

D emeuré dans la famille d’Étienne Chevalier pendant presque deux siècles, le manuscrit fut démembré au XVIIIème siècle, puis dispersé. Les 40 feuillets du musée Condé furent acquis par le duc d’Aumale en 1891 auprès de la famille Brentano, qui les avait achetés en 1805 à Bâle. Le duc d’Aumale fit aménager dans son château de Chantilly un cabinet spécial, le Santuario, pour y présenter ces 40 œuvres majeures de façon permanente, choisissant de leur rapprocher deux de ses tableaux de Raphaël et un panneau de coffre peint par Filippino Lippi.

l'enluminure en France

L ’exposition s’ouvre sur un ensemble de 3 manuscrits d’œuvres de Boccace, l’un parisien, les deux autres originaires de la vallée de la Loire. En effet, la nouvelle littérature italienne pénètre au XVème siècle dans les bibliothèques françaises et incite les artistes à renouveler leur répertoire iconographique comme le style de leurs illustrations. Plus que les grivoiseries du Decameron, ce sont Le Livre des cas des nobles hommes et femmes et Le Livre des cleres et nobles femmes qui, dans leurs premières traductions, surent séduire le public. Pour la 1ère de ces deux œuvres, on peut comparer la différence de traitement entre les deux manuscrits, dont l’un nous propose une longue descente dans l’horreur. Trois artistes se sont partagé l’illustration du troisième manuscrit de Boccace : l’un d’entre eux y manifeste sa connaissance de l’œuvre de Fouquet.

L a 2ème section de l’exposition regroupe des manuscrits enluminés dans la basse vallée de la Loire, d’où est originaire Fouquet. Les artistes de cette région se caractérisent par leur liberté, leur diversité, voire leur excentricité. On peut ainsi découvrir l’un des plus célèbres chefs-d’œuvre du musée Condé, le Rustican, traité d’agriculture de l’italien Pietro de Crescenzi, dont le manuscrit de Chantilly, enluminé dans l’entourage de René d’Anjou, est le plus bel exemplaire connu.L’enluminure représentant les travaux des champs des douze mois du calendrier, mise à l’honneur dans les manuels scolaires, s’échappe cependant largement de la représentation traditionnelle de la vie agricole des calendriers liturgiques. Le manuscrit exalte l’opulence rurale de la France au milieu du XVème siècle.Le Songe mis en livre par Georges de Chasteaulens est une œuvre allégorique, connue par ce seul manuscrit, où l’amour courtois est poussé à son paroxysme. Le manuscrit a été enluminé dans la basse vallée de la Loire, par un peintre dont on sait qu’il travaillait pour les ducs de Bretagne.Le Paradis de la reine Sibylle est l’une des plus complexes et des plus captivantes de toutes les œuvres présentées. Rattaché encore à la cour de René d’Anjou, c’est un manuscrit très personnalisé, écrit par Antoine de La Sale tout spécialement pour Agnès de Bourgogne. Ce récit à tiroirs d’un voyage initiatique à l’intérieur d’un mont italien, à la recherche du royaume de la reine Sibylle, faux paradis mais enfer véritable… L’artiste qui a enluminé ce manuscrit, dont la maîtrise de la technique de l’aquarelle est exceptionnelle pour son époque, est, après Fouquet, le plus italianisant et magicien des artistes actifs dans la vallée de la Loire au milieu du XVème siècle.Provenant du centre-ouest de la France, le livre des Heures d’Adélaïde de Savoie est sans doute le plus ludique des livres d’heures. L’illustration du calendrier est faite de scènes quotidiennes de la vie paysanne et bourgeoise du Poitou, d’une vivacité extraordinaire. Le manuscrit renferme également une peinture d’une Vierge à l’Enfant réalisée dans le plus proche entourage de Jean Fouquet.Le Roman de Tristan est l’un des grands mythes épiques de la culture médiévale, représenté dans l’exposition par 2 manuscrits aux dimensions imposantes, séparés par 30 années, et qu’il est instructif de comparer.Toujours dans la vallée de la Loire, Le Livre des bonnes mœurs de Jacques Legrand date de la fin du XVème siècle. Dans ce livre de moralité, l’artiste, très original, a porté un regard d’une causticité toute moderne sur l’espèce humaine, servi par un trait de pinceau incisif sans équivalent parmi ses contemporains.

R emontons vers le nord pour découvrir l’enluminure rouennaise.Un seigneur normand, Jean de Courcy, écrivit une vaste chronique, La Bouquechardière, qui remporta un succès immédiat, relayé par les copistes et enlumineurs de Rouen. Les échevins de la ville commandèrent le premier d’une dizaine de manuscrits de ce texte à un enlumineur dénommé le Maître de l’Échevinage de Rouen, à destination d’une clientèle de "nouveaux riches" locaux. C’est à cet ensemble que se rattache l’exemplaire de Chantilly.

L a section suivante de l’exposition est consacrée à l’enluminure parisienne, plus conformiste que l’enluminure de la vallée de la Loire. Deux livres d’heures, réalisés dans l’entourage de l’enlumineur le plus apprécié, le Maître du duc de Bedford, manifestent la continuité d’une production parisienne de qualité, qui sut survivre à l’occupation anglaise. Trois manuscrits peuvent se relier à la personnalité, évoquée ci-dessus, de Jacques d’Armagnac. À côté du Songe du vergier , débat sur les deux pouvoirs, spirituel et temporel, le Miroir historial de Vincent de Beauvais est le premier manuscrit dont Jacques d’Armagnac passa commande, pour compléter sa bibliothèque acquise par héritages. Peint par Maître François, l’énorme manuscrit de Chantilly, comprenant plus de cent enluminures, à la décoration très soignée, n’est que le troisième volume de ce livre monumental.
Le manuscrit de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe fut commandé par Antoine de Chourses et sa femme Catherine de Coëtivy. L’enluminure a pu être attribuée pour la première fois à l’occasion de cette exposition à un artiste originaire d’Utrecht, Guérard Louf, qui a travaillé à Paris et à Rouen. Elle témoigne des relations et des influences réciproques entre l’enluminure et la gravure, comme entre le livre manuscrit et le livre imprimé.

L a section finale de l’exposition aborde, au travers de trois manuscrits, la question complexe de l’émulation entre les artistes, de la filiation entre les manuscrits, ou même de la circulation des idées artistiques et de la copie, plus ou moins directe, d’un artiste à l’autre, nous ramenant à Fouquet et à son influence sur l’enluminure de son temps.Les Heures de Marguerite de Coëtivy reflètent la forte influence de l’enlumineur tourangeau Jean Bourdichon, et l’émule, travaillant dans le sud-ouest de la France, transforme la leçon du maître pour atteindre une sensibilité aiguë.Le manuscrit de Chantilly de L’Estrif de fortune et de vertu de Martin Le Franc est un cas complexe d’imitation à plusieurs niveaux, dans lequel un premier artiste se copie lui-même, en réutilisant ses propres compositions dans des circonstances tout à fait différentes, tandis qu’un second le recopie à son tour.Enfin, dans le frontispice des Dits et Faits mémorables de Valère Maxime, l’enlumineur s’inspire directement d’une composition de Jean Fouquet dans les Heures d’Etienne Chevalier. Cette copie peut également s’interpréter comme un hommage rendu au maître, et atteste de l’immense estime dont jouissait Jean Fouquet parmi ses contemporains, comme de l’engouement que pouvait provoquer l’ensemble de son œuvre.

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